Archéogéographie à Chennevières

L'archéogéographie, une des branches de l'archéologie, a pour objet l'étude de l'évolution du paysage au cours du temps, sous l'effet de l'activité humaine. Que peut-on espérer retrouver du paysage passé du quartier de Chennevières, aujourd'hui totalement urbanisé ? Plus qu'on ne croit ! Comme on pourra le constater dans le résumé ci-après d'un exercice tenté récemment par Patrice Dupuy, étudiant conflanais en archéologie.

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Quelle est l'origine du nom de Chennevières ? On pense évidemment à un lieu de culture de chanvre dont la fibre est utilisée comme textile et la graine pour la production d’huile. C'est d’autant plus plausible qu'une mare située au milieu de la place pouvait fournir l’eau nécessaire au rouissage de la tige qui a pour objet de faire pourrir et d’éliminer les matières pectiques, pour ne conserver que la fibre. Mais "Chennevières", comme les toponymes Chanvres, Chenevelles, …, pourrait aussi se rattacher au mot latin  canapa, désignant un relais établi le long d’une voie de communication. Cette deuxième hypothèse mériterait d’être approfondie, car on n’a pas connaissance d’une autre voie romaine dans ce secteur que la Chaussée Jules-César passant à environ 3,5 km  au nord.

Le quartier de Chennevières se situe au nord-est de Conflans-Sainte-Honorine, à environ 2 km du centre-ville. Hstoriquement et jusqu’au début du siècle dernier, il était, curieusement, constitué de deux pôles. L’habitat se concentrait à l’intersection des actuelles rue Désiré-Clément et du Général-Sarail et se prolongeait vers l'actuelle place de la Liberté, en village rue. Cette place, anciennement place de la Fontaine, puis place de Chennevières, 400 mètres plus loin, qui en constituait en quelque sorte l’extrémité, n’était quant-à elle bordée que d’une (ou deux) ferme(s) au sud-est et d’une au sud-ouest. Aujourd’hui ces deux pôles n’en forment plus qu’un, par les effets de l’urbanisation, et avec le développement de l’automobile, le centre s’est déplacé du carrefour Désirée-Clément/Général-Sarail à la place de la Liberté, plus accessible et qui est peut-être aujourd’hui le lieu le plus animé de la ville.

  

 Le hameau de Chennevières le long de la rue Désiré-Clément au début du XXe siècle

   

 La place de Chennevières, ou place de la Fontaine et aujourd’hui place de la Liberté, au début du XXe siècle

Pourquoi le hameau ne s'est-il pas fixé sur la place qui présentait pourtant apparemment de nombreux atouts : elle était très étendue, elle possédait, comme on l'a dit, une mare, mais aussi une fontaine (du moins au XVIIIe siècle) et constituait un carrefour de nombreuses voies de communication : vers le centre de Conflans, mais aussi vers Eragny, Neuville, Pierrelaye, Herblay et au-delà Paris, … ?

Question difficile, mais on peut remarquer que la place profitait sans doute d’une autre activité. Il y a en effet à Chennevières, aujourd’hui encore, une rue des Chasse-marée. Ce terme désigne des organisations privées de pêche et de transport du poisson frais depuis les côtes de l’Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord, jusque dans l’intérieur des terres et en particulier jusqu’à Paris. On trouve le nom de Chasse-marée écrit dès 1350 dans une ordonnance royale rendue par Jean II le Bon. Cet odonyme à Chennevières n’est pas fortuit et s’inscrit bien dans un itinéraire global : sur le plan des possessions du prieuré de Conflans dressé en 1781, l’actuelle rue de l’Ambassadeur est appelée chemin de Neuville et des Chasse-marée conduisant à Paris. Donnant sur cette rue existent d’ailleurs encore aujourd’hui, une impasse des Chasse-marée  et le bois des Chasse-marée (tous deux sur la commune d’Eragny). Enfin, à Cergy, de l’autre côté de l’Oise, existe un chemin des Chasse-marée menant au lieu-dit le Port d’Eragny ou se trouvait un bac permettant de franchir la rivière. Il ne fait donc pas de doute que Chennevières se trouvait sur un itinéraire de chasse-marée et dans ces conditions, on peut peut-être faire l’hypothèse d’un développement séparé et quasi-indépendant des deux pôles : le hameau, à vocation agricole, et la place, comme point de relais sur la route de Paris, un ou plusieurs des bâtiments de ce carrefour très accessible et où il était facile de faire s’abreuver les chevaux ayant pu servir à cette activité.

A défaut de pouvoir remonter à des temps plus reculés, nous disposons de deux cartes historiques d'une très grande précision, des XVIIIe et XIXe siècles,  couvrant ce quartier, disponibles sur le site des archives départementales des Yvelines et presque parfaitement superposables à la vue aérienne actuelle.

Il s'agit en premier lieu du plan des possessions du prieuré de conflans de 1781 (ici). Sur le territoire de la paroisse de Conflans, fut édifié à la fin du XIe siècle un prieuré bénédictin dont le domaine principal se situait à proximité immédiate du village (actuel parc municipal du Prieuré) mais qui possédait des terres dans toute la région. Une grande partie du hameau de Chennevières en dépendait. Ce plan, établi à la demande du prieur, donne le détail du parcellaire et du bâti dépendant du prieuré, localise les bois et les vignes, mais ne donne pas d’autre information sur la nature des cultures.

Les feuilles du cadastre napoléonien de 1821 sont également accessibles sur le site des archives départementales (). Elle donnent le détail du parcellaire et du bâti (y compris sur des secteurs ne faisant pas partie des possessions du prieuré et donc non couverts par le plan précédent) ainsi que des indications sur l’hydrographie (fossés en eau). Mais, conformément aux principes d’établissement de ces cartes, elles ne comportent aucune indication sur la nature de la végétation et des cultures sur les parcelles.

Pour étudier l'évolution historique, il suffit de mettre ces cartes à même échelle et même orientation que la carte actuelle (fournie par Google maps).

A titre d'exemple, les trois cartes obtenues pour le secteur cadastral B1 (celui incluant la place de la Liberté et les rues Désirée-Clément et du maréchal-Foch, jusqu'à leur carrefour avec la rue du Général-Sarail, sont les suivantes (pour les agrandir, cliquer dessus) :

 

Plan des possessions du prieuré de Conflans (1781)

 

Cadastre napoléonien (1821)

 

Vue aérienne actuelle (Google Maps)

La comparaison des cartes montre que dans une très large mesure, le réseau routier actuel reprendre le tracé des anciens chemins. Dans de nombreux cas la dénomination en a été conservée, mais pas toujours. La guerre de 1914-1918 en particulier a eu des conséquences sur la toponymie de ce quartier en voie d’urbanisation à l'époque : la commune a ainsi donné à des rues le nom de héros de la Grande guerre, gloires nationales (Foch, Sarail, …) ou Conflanais morts pour la France (Henri Spysschaert, Frères Dérhet, …).

 

Le tableau ci-après donne, pour le quartier de Chennevières, la correspondance entre les dénominations du cadastre de 1821 et les dénominations actuelles :

Dénomination sur le cadastre de 1821

Dénomination actuelle

Chemin d’Eragny à Chennevières

Rue du Bois-d’Aulne

Chemin-Vert

Rue du Chemin-Vert

Sente de la Justice

Rue de la Justice

Sente des Grandes-Terres

Chemin des Grandes-Terres

Chemin aux Boeufs

Chemin des Boeufs

Chemin des Hautes-Bornes

Rue de la Haute-Borne

Le Plan

Rue du Plan

Chemin des Chasse-Marée

Rue des Chasse-Marée

Chemin de l’Ambassadeur

Rue de l’Ambassadeur

Les Limousines

Rue des Limousines

Chemin de Pontoise à Chennevières

Rue de la Marne

Chemin aux Boeufs

Rue Pierre-Leguen

Ancien chemin de Paris

Rue d’Herblay

Chemin de la Plaine

Rue Henri-Spysschaert

Chemin des Hautes-Rayes

Rue Hector-Berlioz

Chemin des Côtes-Reverses

Rue des Frères-Dérhet

Les Richevilles

Rue des Richevilles

Chemin de Pontoise à Chennevières

Rue du Général-Sarail

Sente des Grès

Rue Louis-Desvignes

Chemin des Clos

Avenue Foch

Les Culs-Baillets

ZAC des Culs-Baillets

Chemin des Hautes-Rayes

Rue des Hautes-Rayes

Chemin des Bournouviers

Chemin des Bournouviers

Chemin d’Herblay à Conflans

Avenue de Bellevue

Chemin du Clos-de-Rome à Chennevières

Boulevard Richard-Garnier

Sente des Champs-du-Four

Rue des Champs-du-Four

Sente des Côtes-Reverses

Rue des Côtes-Reverses

Chemin de Conflans à Herblay

Avenue de Bellevue

Chemin de l’Ambassadeur

Rue de l’Ambassadeur

Sente de la Bertaude-de-Chennevières

Rue Fernand-Lisant

La Bertaude

Rue de la Bertaude

Sentier des Roches

Rue des Hautes-Roches

Les Basses-Roches

Rue des Basses-Roches

Chemin des Anglais

Rue des Anglais

La Minette

Rue de la Minette

Chemin des Clos

Rue Jean-Broutin

Sentier de la Minette

Rue Roger-Salengro

Dans certains cas, il est possible de trouver l'origine des noms. C'est le cas de l'actuelle rue de la Justice, qui tire son nom du lieu-dit la Justice de Chennevières indiqué sur le plan de 1781. Le prieur de Conflans avait en effet les pouvoirs de haute, moyenne et basse justices sur toute l’étendue du prieuré. Bien qu'elles ne soient pas représentées sur le plan de 1781, c'est sans doute à cet emplacement que se trouvaient les fourches patibulaires concrétisant ce pouvoir.

Deux grandes infrastructures nouvelles sont venues, au XIXe siècle, perturber la structure viaire du quartier. En 1892, la ligne de chemin de fer d’Argenteuil à Mantes y a provoqué une coupure. C’est ainsi par exemple, que l’ancienne sente des Champs du Four est aujourd’hui scindée en la rue des Champs-d-Four et l'impasse des Frères-Dhéret. 

L’émissaire (collecteur d’égout) de la Ville de Paris (construit approximativement à la même époque) n’a pas eu le même effet, car il est souterrain. Les terrains situés sur son emprise, achetés aux particuliers, sont passés dans le domaine public et l’axe ainsi créé a permis l'ouverture d'une voie routière supplémentaire (boulevard du Général-de-Gaulle).

On observe sur les deux cartes anciennes de 1781 et de 1821, dans la plupart des secteurs de Chennevières,  un parcellaire très régulier, découpé selon un module de base rectangulaire très allongé, souvent redécoupé ou au contraire fusionné, dans le sens de la longueur ou de la largeur. Son orientation dépend des secteurs. Cette organisation n’est évidemment pas l’effet du hasard et suppose une conception et une mise en œuvre particulièrement soignée, avec des compétences et des moyens matériels et humains importants et sur une longue période. Mais on ne sait pas à quand remonte la trame de ce découpage, ni qui l’a mise en place. En dépit de l’urbanisation aujourd’hui quasi-totale du quartier, la forme de ce parcellaire est le plus souvent encore visible : les champs ont été lotis et construits, de pavillons la plupart du temps, mais dans les mêmes limites.

L’analyse du réseau hydrographique du quartier de Chennevières à partir du cadastre napoléonien, des courbes de niveau et d’observations sur le terrain est riche d’enseignement Elle met en évidence un réseau de drainage des eaux de ruissellement parfaitement organisé. Il concerne les secteurs du quartier les plus accidentés (vers Herblay) et converge en deux points d’évacuation : la mare de la place de Chennevières d’une part, et la Seine, par le vallon descendant de Chennevières à la Seine, emprunté aujourd'hui par les rues Pasteur et Maurice-Berteaux. Essayons de suivre ce vallon !

Les cartes historiques, les photos satellitaires (Google Maps) et l'observation sur le terrain (losque ce dernier n'a pas été trop modifié par les terrassements liés à l'urbanisation) mettent en évidence le tracé d'un talweg, un creux de vallon, prenant naissance à Chennevières et rejoignant la Seine place Fouillère, et dans lequel se déversaient les eaux de ruissellement des campagnes environnantes. Il a joué pour cette raison un rôle historique dans la formation des parcelles auxquelles il a fixé une limite naturelle. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce creux de vallon ne se confond pas avec le tracé du chemin historique de Chennevières à Conflans, aujourd'hui matérialisé par les rues Désirée-Clément, Pasteur, Maurice-Berteaux et Félix-Faure, car il était envahi par l'eau au moins en période de pluie et sans doute souvent très boueux. C'est pourquoi le chemin  le domine, même si c'est le plus souvent de peu.

Dans sa première partie (rue Désirée-Clément et sur une partie de la rue Pasteur) il est établi sur la rive droite du vallon. Au niveau de la résidence « Plein-Air » (rue Désirée-Clément), il est curieusement barré par un vaste talus. Il paraît peu probable que ce talus ait été réalisé au moment de la construction de la résidence, tant le volume de terre paraît important. S’agit-il d’un dépôt effectué lors de la réalisation de la ligne de chemin de fer, de restes d’aménagement d’un étang à l’époque médiévale (mais le parcellaire n’en garde aucun souvenir), ou d'un simple obstacle naturel ?  

Le chemin historique de Chennevières à Conflans passe en rive gauche du vallon dans le bas de la rue Pasteur et s'y maintient dans la première partie de la rue Maurice-Berteaux. Il change ensuite à nouveau de versant et prend de la hauteur (actuelle rue Felix-Faure) pour rejoindre ensuite le quai de la Seine.

Par endroit, le découpage actuel des parcelles garde la mémoire du creux de vallon qui ne joue plus aucun rôle dans l'écoulement des eaux pluviales aujourd'hui collectées en souterrain, et qui ne correspond pas non plus à un chemin (sauf sur un très court tronçon du passage des Fondées). La photo aérienne ci-après révèle de façon spectaculaire cette forme "fossilisée" du paysage près du carrefour de l'avenue Carnot et de la rue Pasteur. 

La rue Pasteur, ancien chemin de Chennevières à Conflans, près de son carrefour avec l'avenue Carnot et, au nord, le talweg du vallon (en rouge) , ici clairement mis en évidence par les limites du  parcellaire. 

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