Aimé Bonna : de l'égout à l'église

Aimé Joseph Bonna (1855-1930) est surtout connu pour avoir été l'inventeur du tuyau en béton armé. Il est encore ingénieur à la Ville de Paris lorsqu'il fait breveter son invention, mais il en démissionne peu après pour profiter des vastes marchés que lui ouvre le projet d'épuration des eaux usées de Paris par épandage. L'artère principale du réseau à construire est constituée d'un "émissaire général des eaux d'égouts" enterré allant de Clichy à Triel-sur-Seine selon un tracé assez voisin de la ligne de chemin de fer, franchissant par un siphon la Seine  à Gennevilliers, puis l'Oise à Conflans et enfin la colline de l'Hautil en un souterrain qui, avec une longueur de 5 km et un diamètre de 3 m, représente à lui seul un ouvrage considérable. C'est à cette épine dorsale que se greffent les différentes dérivations conduisant les eaux usées vers les champs d'épandage d'Achères, en franchissant la Seine à Herblay, de Pierrelaye et Méry-sur-Oise, de Carrières-sous-Poissy et de Triel.

A peine a-t-il quitté la Ville de Paris qu'Aimé Bonna, convaincu que son invention peut détrôner le traditionnel tuyau en fonte, et alléché par l'ampleur du projet, monte sa propre entreprise et installe une usine de production de tuyaux selon son procédé sur le territoire des communes d'Achères et de Conflans. L'avenir montrera qu'il ne s'est pas trompé : entre 1894 et 1924, son entreprise aura fabriqué et posé pour la seule Ville de Paris 297 kilomètres de canalisations, parmi lesquels figure bien sûr l'équipement en tuyaux d'irrigation du "parc agricole de la plaine d'Achères". Au-delà du marché parisien qui fini par s'épuiser, il étend son activité en province et à l'étranger (Belgique, Grande-Bretagne, Espagne).  

 Aimé Bonna, en 1905, posant sur une de ses réalisations, un tuyau de 3,85 m de diamètre, pour un équipement en Espagne.

Cet homme plein d'idées, d'esprit d'entreprise et ... de sens des affaires, ne se limite pas à la production de tuyaux. Il s'intéresse aussi aux autres aspects du vaste projet de la Ville de Paris. C'est ainsi qu'il obtient l'exploitation des 800 ha de terrains d'épandage de la plaine d'Achères. Il y fait cultiver en particulier des betteraves qu'il transforme en alcool dans une distillerie baptisée La Lutèce située près de son usine, qui commence à produire en 1896. Pour le transport de la production agricole, il installe une voie de chemin de fer Decauville entre la plaine d'Achères et la gare (Achères Grand-Cormiers), sur laquelle circulent des trains de dix wagons remorqués par une locomotive à vapeur. Il fait aussi de ce parc argicole un lieu de tourisme pour les parisiens, avec principalement le jardin à l'anglaise de Fromainville, en face d'Herblay. Il offre aux plus sportifs la possibilité de louer des quadricycles-tandem pour parcourir le parc (photo). Des compétitions automobiles y sont aussi organisées et c'est là que le 29 avril 1899, à bord de la voiture électrique Jamais contente, Jenatzy franchit pour la première fois la barre des 100 km/h en parcourant  le kilomètre lancé à la vitesse de 105,882 km/h. Cette exploit ne suffira pas, comme on le sait, à assurer le succès de la voiture électrique !

En 1924, âgé de 69 ans, il met un terme à ses activités professionnelles et vend à la Compagnie générale des eaux son entreprise qui prend le nom de Société des tuyaux Bonna. Retraité,  Aimé Bonna n'en reste pas pour autant inactif. Il se lance quelques années plus tard dans une nouvelle aventure qui lui permettra de trouver au béton armé qui a fait sa fortune une autre application, moins lucrative mais plus spirituelle : la construction d'une église. Voici l'histoire de cette dernière grande oeuvre.

Aimé Bonna était issu d'une famille catholique pratiquante d'Hirson (dans l'Aisne, près de la frontière belge)  : son frère aîné, Augustin, était président d'une Conférence de saint Vincent de Paul (mouvement fondé par Frédéric Ozanam) et aussi tertiaire franciscain (laïc rattaché à l'ordre fondé par saint François d'Assise), comme sa soeur cadette Marie.  Son frère cadet Victor était prêtre, curé de Braye-en-Tiérache, et son neveu Maurice, fils d'Augustin, deviendra lui aussi prêtre et occupera le poste de vice-chancelier de l'évêché de Soissons.

Au début du XXe siècle, la ville d'Hirson devient un noeud ferroviaire important qui compte de nombreux cheminots. Après la guerre de 1914, sa population croît fortement et la petite église paroissiale a du mal à contenir tous les fidèles. Les autorités écclésiastiques songent à édifier un nouveau lieu de culte. En 1929, Aimé Bonna qui a fait fortune, qui n'a pas d'enfant et qui sent peut-être venir sa mort prochaine, n'oublie ni sa foi, ni sa ville d'origine. Il propose de construire à ses frais une nouvelle église à Hirson. C'est lui qui achète le terrain, dresse les plans, finance et conduit les travaux.

C'est l'une des premières églises à être construite en béton armé. Un premier projet conçu par Aimé Bonna, de style classique, avec un portique prologeant la façade de chaque côté, est abandonné sans que l'on sache pourquoi, et c'est finalement une église du style Art déco en vogue à cette époque, qui est retenue.

Le premier projet d'Aimé Bonna pour l'église d'Hirson

La première pierre (si l'on peut dire !) de l'église est posée le 3 octobre 1929, mais Aimé Bonna n'en verra pas l'achèvement car il meurt en novembre 1930. Le gros oeuvre est cependant déjà en grande partie réalisé puisqu'une chapelle ardente y est dressée pour accueillir sa dépouille mortelle avant les obsèques dans l'église paroissiale.

La chapelle ardente dressée dans l'église Sainte-Thérèse en construction pour accueillir la dépouille mortelle d'Aimé Bonna

Sa mort n'interrompt pas le chantier qui s'achevera à l'été 1931. Le 30 septembre de la même année, c'est Maurice Bonna qui célèbre la messe de consécration de l'église construite par son oncle. Elle est placée sous le patronnage de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus qui avait été canonisée quelques années auparavant (1925).

 

L'église Sainte-Thérèse-de-l'enfant-Jésus d'Hirson, vers 1931 et aujourd'hui

L'église est constituée de deux bas-côtés encadrant une nef à sept travées et à chevet plat. Les autels latéraux sont dédiés à la Vierge et à sainte Jeanne d'Arc, autre sainte récemment canonisée (1920). Elle comporte une crypte à trois travées soutenue par des colonnes. Le campanile adjacent également en béton armé, culmine à 45 mètres. 

La façade, haute de 23 mètres, est flanquées de deux tours. La rosace semble faire une auréole à la statue de sainte Thérèse. A ses pieds un bas-relief de style Art déco représente des anges agenouillés dans un parterre de roses - illustration des promesses de sainte Thérèse de faire tomber sur la terre "une pluie de roses" et de "passer son ciel à faire du bien sur la terre" - et un écusson sur lequel sont écrites ces paroles du Christ qui lui conviennent particulièrement : "si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royame des cieux." Les roses constituent aussi le motifs principal de décoration de l'intérieur de l'église : la voûte de la nef et les plafonds des bas-côtés en comportent près de 1500 en plâtre polychrome.

 

la première église construite entièrement en béton armé en France remonte à 1923. Il s'agit de l'église Notre-Dame du Raincy conçue par de prestigieux architectes, les frères Auguste et Gustave Perret. Celle d'Hirson, oeuvre non pas d'architecte mais d'ingénieur, ne lui est postérieure que de huit ans. C'est dire l'audace dont a fait preuve son promoteur. A l'audace, il faut ajouter la compétence (l'église est toujours debout ... même si une restauration se révèle aujourd'hui nécessaire), la générosité (Aimé Bonna a, rappelons-le, payé le terrain et la construction) et bien sûr la foi nécessaire pour construire une église au XXème siècle, comme une cathédrale au Moyen Age.

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Sources documentaires utilisées pour cet article :

- le livre Conflans-Sainte-Honorine, terre de confluence, Inventaire général du patrimoine, 2005

- la base Mérimée de l'Inventaire général du patrimoine (http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/merimee_fr?ACTION=CHERCHER&FIELD_1=INSEE&VALUE_1=02381)

- le portail de la grande Tiérache (http://www.terascia.com:80/article.php?sid=76)

- le livre de Roger Marmusse sur Aimé Bonna (1986) et d'autres documents founis  par Myriam Lepercq, de la société Bonna-Sabla aujourd'hui propriétaire de l'usine de Conflans, que nous remercions vivement.