Le professeur Gérard Lucotte mène l'enquête
Le professeur Gérard Lucotte, généticien et conflanais,
s'intéresse depuis longtemps à la tunique du Christ conservée à Argenteuil (cf. sur
ce site : La Sainte Tunique d'Argenteuil).
Il vient de publier un nouveau livre sur le sujet, Sanguis Christi (Guy Trédaniel éditeur), qu'il
a écrit en collaboration avec Philippe Bornet, médecin et écrivain. Il y fait
le point des connaissances acquises sur cette précieuse relique. Et comme on le
verra dans l'entretien qu'il nous a accordé, sa contribution est loin d'être négligeable.
*
* *
Entre Seine et Oise : Comment avez-vous été amené à vous intéresser à la Tunique d'Argenteuil ?
Gérard Lucotte : Cela fait plus de vingt ans que je m'intéresse à la Tunique ! Je l'ai rencontrée presque par hasard à l'occasion d'un baptême dont j'étais le parrain et qui se déroula dans la basilique d'Argenteuil. C'est ma compagne de l'époque, qui était très pieuse et qui vénérait la sainte Tunique, et le curé de la paroisse qui firent les présentations. Mais pour m'allécher, il fallait un scientifique. Il se présenta par hasard - est-ce vraiment un hasard - à mon laboratoire, recommandé par un ami, quelque temps plus tard et me proposa de participer à un groupe d'experts étudiant les différentes reliques du Christ dont, bien sûr, le Linceul de Turin et ... la Tunique d'Argenteuil. Et voilà comment mon enquête a commencé ! Inutile de vous dire que le sujet ne faisait pas l'unanimité et qu'il m'a fallu contourner certaines oppositions, à commencer par celle de mon directeur de l'époque, au Centre national de transfusion sanguine !
E&O. : Cette Tunique du Christ a-t-elle un fondement historique ?
G.L. : Oui : l'évangile, tout simplement ! Dans le récit qu'il fait de la Passion du Christ, saint Jean raconte que les soldats chargés de crucifier Jésus se partagèrent ses vêtements, mais que pour sa tunique, qui était sans couture, plutôt que de la déchirer, ils décidèrent de la tirer au sort. Jean souligne que cette décision des soldats accomplit exactement ce que prophétisait le psaumme 22 de l'Ancien Testament : "Ils se partagent entre eux mes vêtements et tirent au sort ma tunique".
E&O. : Comment la sainte Tunique est-elle arrivée à Argenteuil ?
G.L. : C'est une histoire obscure et compliquée. Rendons hommage au travail du Père François Le Quéré, ancien chancelier du diocèse de Pontoise et au jourd'hui en retraite à Herblay, ainsi qu'à Pierre Dor, historien de l'art diplômé de l'Ecole du Louvre, qui ont fait un travail historiograghique remarquable pour essayer de retrouver le périple de la sainte Tunique. Il ne sont d'ailleurs pas toujours d'accord entre eux sur les étapes intermédiaires, car les textes nous manquent et l'interprétation de ceux dont nous disposons n'est pas toujours facile. Ce qui semble à peu près sûr, c'est que jusqu'à la fin du VIIIe siècle, la tunique est conservée dans l'empire romain d'Orient, à Jérusalem d'abord, évidemment, puis peut-être à Byzance, capitale de l'empire. Elle passe ensuite en Occident, mais comment ? Sur ce point en particulier, les avis des deux historiens ne sont pas les mêmes, sources à l'appui ! La thèse du Père Le Quéré me paraît séduisante ... Mais je me méfie de mes séductions, moi qui suis scientifique et qui, de surcroît, ne ne suis pas historien !
E&O. : Pouvez-vous nous faire partager vos séductions ! Début du IXe siècle ... Charlemagne ne doit pas être totalement absent de cette histoire ?
G.L. : Comme chacun sait, Charlemagne est couronné empereur à Rome en l'an 800 par le pape Léon III. Ce grand pape (canonisé par l'Eglise) forme un projet politique à l'échelle planétaire (pour l'époque). Il ne s'agit de rien de moins que de réunir les empires chrétiens d'Orient et d'Occident. A Byzance, l'empereur est ... une impératrice, Irène, qui vit une période difficile (menaces, islamiques en particulier, à l'extérieur, querelle iconoclaste à l'intérieur), alors qu'en Occident, Charlemagne est au sommet de sa gloire. Ils sont veufs tous les deux. Quoi de plus souhaitable pour le rayonnement du monde chrétien que de réunir les deux empires par l'union de l'empereur et de l'impératrice ? Des tractations diplomatiques sont engagées et en avril 803, les envoyés de Charlemagne reviennent de Byzance, avec un moine grec et un ambassadeur d'Irène, "chargés de présents et de souvenirs de la Passion". C'est dans ces cadeaux que pouvait se trouver la précieuse tunique que le Christ portait lors de sa Passion. La tunique est passée en Occident ... mais le mariage et donc la réunion des empires n'aura pas lieu, car le 9 août de cette même année 803, l'impératrice est détrônée et meurt peu de temps après.
E&O. : Mais l'Occident, c'est grand ! Pourquoi Charlemagne dépose-t-il la sainte Tunique à Argenteuil ?
G.L. : C'est que, peu avant 800, Charlemagne fait don du monastère d'Argenteuil à sa fille, Théodrade, et à la tante de celle-ci, Gisèle. Après la mort de Gisèle, Théodrade en devient abbesse, jusqu'à sa mort en 830. Compte tenu de ces liens privilégiés, il n'y a rien de surprenant à ce que la Tunique soit arrivée à Argenteuil. Charlemagne l'a-t-il apportée lui-même à Argenteuil ? C'est la scène que représente la fresque peinte dans la basilique d'Argenteuil qui abrite aujourd'hui la sainte Tunique, mais nous n'avons aucun document mentionnant cet évènement.
Fresque de la basilique d'Argenteuil : Charlemagne remet la sainte Tunique à sa fille
E&O. : Comment la sainte Tunique se présente-t-elle aujourd'hui ?
G.L. : La tunique a beaucoup souffert au cours du temps et particulièrement pendant la Révolution où elle a été découpée en morceaux et enterrée, pour être protégée d'une profanation éventuelle. Aujourd'hui, elle est à l'image de son Maître pendant la Passion, défigurée ! Un tissu brun foncé plein de trous, sans grande forme. Ce n'est pas la noble empreinte du corps du Christ que l'on peut admirer sur le linceul de Turin ! Mais elle nous fait sentir, peut-être plus que le linceul, les soufrances que le Christ a endurées pendant sa Passion, parce qu'elle est couverte de son sang.
La sainte Tunique lors de son ostension de 1984
E&O. : Ce mauvais état de conservation permet-il quand-même une analyse du tissu ?
G.L. : Oui, bien sûr. Les examens réalisés par divers la boratoires ont montré qu'il s'agit d'une fibre de laine avec torsion "en Z" (l'autre possibilité étant une torsion "en S"), colorée en brun rouge par de la garance. Comme je vous l'ai dit, cette tunique est sans couture, donc avec une continuité "cylindrique" du tissu pour le corps et pour les manches et aussi une continuité entre le corps et les manches. Cela signifie qu'elle a été tissée d'une façon particulière que nous avons du mal à imaginer, sans doute un peu comme on tricote un gant, avec continuité entre le plat de la main et les doigts, mais tous cela avec un métier à tisser horizontal en usage en Palestine à cette époque. La tradition et l'histoire (les mères juives tissaient elles-mêmes les vêtements de la famille) nous conduisent à penser que cette tunique a été tissée par Marie.
Le tissu de la Tunique grossi 100 fois
E&O. : L'analyse du tissu permet-elle de conclure à l'authenticité de la relique ?
G.L. : Non, ... mais elle ne s'y oppose pas non plus ! Toutes les techniques et les matières utilisées et mises en évidence par les analyses sont compatibles avec l'hypothèse d'une tunique fabriquée en Palestine au début de notre ère.
E&O. : Et le carbone 14 ?
G.L. : C'est la méthode de datation la mieux connue du grand public qui la considère souvent comme précise et infaillible. Hélas, ce n'est pas le cas ! Cette méthode se fonde sur une loi d'évolution connue de la teneur en carbone 14 (un isotope radioactif du carbone) d'un organisme vivant, à partir de sa mort. En mesurant la teneur en carbone 14 de matière qui le constituaient, on peut dire à quand remonte sa mort. Dans le cas de la tunique, ce que l'on cherche à dater c'est la tonte des moutons dont provient la laine utilisée : la laine est morte ce jour-là et sa teneur en carbone 14 a commencé à décroître. Mais toute la question est de savoir ce que l'on date réellement ! Car l'objet à dater subit inévitablement, au cours du temps, des contaminations extérieures. Pour dater l'échantillon, et pas les apports ultérieurs, un nettoyage est donc indispensable, mais est-il suffisant ? La réponse est non : un tissu, de laine en particulier, composé de fils, eux-mêmes composées de fibres, est trop imprégné d'apports extérieurs pour pouvoir être parfaitement nettoyé par un traitement de surface, même soigné ...
E&O. : ... De sorte que la date trouvée est plus récente que la date réelle ?
G.L. : Exactement. Et c'est ce qui s'est produit avec l'analyse effectuée en 2004 par le laboratoire de Saclay qui a daté l'échantillon entre 530 et 650, avec une probabilité de 95%. Mais la date trouvée peut varier fortement selon l'analyse, en fait selon la nature et le degré du traitement chimique de nettoyage qui est appiqué à l'échantillon. En voici la preuve. A la suite des résultats obtenus par Saclay, j'ai fait procédé à une nouvelle datation par un laboratoire privé mais reconnu et travaillant régulièrement pour le Ministère de la culture, Archéolabs. Ses résultats, toujours largement postérieurs à l'époque du Christ ne sont même pas compatibles avec ceux trouvés par Saclay : entre 670 et 880, toujours avec une probabilité de 95 % !
E&O. : En quoi consistent vos travaux sur la sainte Tunique ?
G.L. : Lors des prélèvemets pour la datation au C14 en 2003, et toujours dans le souci d'éliminer le maximum d'apports extérieurs, la tunique avait été nettoyée avec un micro-aspirateur, et les poussières aspirées avaient été conservées. Par définition, ces poussières étaient de différentes époques et leur intérêt n'était donc pas de pouvoir dater la tunique. Par contre, examinées au microscope électronique à balayage, elles pouvaient révéler la présence de sang, de pollens, de minéraux, etc. Autant d'indices permettant de préciser les caractéristiques de l'homme ayant porté la tunique, les lieux par lesquels elle est passée, etc. J'ai pu me procurer ces poussières et depuis 2005 je les examine au microscope électronique ... et, je vous assure, elles avaient beaucoup de choses à me dire !
E&O. : Par exemple ?
G.L. : Les poussières minérales nous renseignent sur la région ou la tunique a été portée. Disons que la composition d'ensemble de ces minéraux indique un sol quasi désertique. J'ai aussi trouvé des pollens anciens de palmier, de plante grasse, mais ce qui est encore plus intéressant, de deux variétés particulières, de tamarin et de pistachier, que l'on ne trouve qu'en Palestine. J'ai aussi trouvé des spores de rouille de graminée que l'on ne trouve en Palestine qu' en mars-avril ... époque de la Passion.
E&O. : Y a-t-il du sang sur la tunique?
G.L. : Mais elle en est couverte ! Il ya beaucoup d'hématies - de globules rouges - dans les poussières que j'ai analysées, mais aussi dans les échantillons auxquels j'ai eu accès et qui pourtant n'ont pas été prélevés dans la partie de la tunique où des taches de sang sont visibles à l'oeil nu, c'est-à-dire dans la zone du dos, aux emplacements où appuyait la croix. André Marion, enseignant à l'université de Paris-sud, a numérisé et traité l'image de ces taches de sang. Il a pu montrer qu'il y avait une parfaite correspondance entre leur position sur le dos de la tunique et celle des blessures sur le linceul de Turin.
E&O. : Avez-vous analysé ce sang ?
G.L. : Oui bien sûr. On remarque que ces hématies sont plus petites que la normale, ce qui est l'indice d'une déshydratation au cours du temps, nouvelle preuve de l'ancienneté de la tunique. Il s'agit de sang de groupe AB, groupe le moins répandu (5% de la population, en France), et pourtant c'est à ce même groupe qu'appartient le sang retrouvé sur les trois reliques de la Passion qui en comportent : le suaire d'Oviedo (en Espagne), le linceul de Turin et la tunique d'Argenteuil. Faisons un petit calcul simple de probabilité. Imaginons que ces trois reliques soient fausses. Les faussaires du Moyen Age n'ont pas pu choisir le groupe du sang qu'ils ont répandu sur chacune des reliques puisqu'on en ignorait l'existence jusqu'au début du XXe siècle. La probabilité pour chacune d'elles que le sang qui s'y trouve soit du groupe AB est donc bien de l'ordre de 5%. Sauf à supposer qu'elles ont tachées avec le même sang, ce qui est hautement improbable dans l'hypothèse d'oeuvres de faussaires, la probabilité que le même groupe sanguin AB se retrouve à la fois sur les trois linges est de l'ordre de 5% x 5% x 5%, soit une chance sur 8000, ce qui est très peu.
Hématies (globules rouges) trouvées par Gérard Lucotte
à la surface d'une fibre de la Tunique grossie 16 000 fois au microscope électronique à balayage
E&O. : Et l'ADN dans tout ça ?
G.L. : C'est une histoire compliquée et je ne peux entrer ici trop dans le détail (tout est dans mon livre !). Mais je peux vous livrer le résultats de mes analyses. Elles m'ont permis de caractériser l'ADN de la personne qui portait la tunique, principalement à partir des cellules blanches du sang. Ce sang appartient à un seul individu, de sexe masculin et dont les marqueurs ADN du chromosome Y sont caractéristiques des hommes d'origine juive orientale.
E&O. : Finalement, croyez-vous à l'authenticité de cette tunique ?
G.L. : Tout ce que nous avons dit depuis le début de cet entretien et que je détaille dans mon livre, montre assez que ce linge ne peut pas être l'oeuvre d'un faussaire. Et dans tout ce qui a été trouvé, rien ne s'oppose (datation au carbone 14 mise à part ... à laquelle j'ai fait un sort !) à ce que cette tunique ait été confectionnée au Ier siècle. Une seule personne a saigné sur la tunique, elle était de sexe masculin et d'origine juive.
E&O. : Donc votre travaille est terminé ?
G.L. : Pas tout à fait ! Pour convaincre les derniers sceptiques de bonne foi (pour les autres, il n'y a rien à faire !), je rêve d'une ultime et irréfutable preuve. Ce serait d'établir les empreintes ADN des sangs du linceul de Turin et du suaire d'Oviedo, comme je l'ai fait pour celui de la tunique d'Argenteuil, et de les comparer. Si ce sont les mêmes empreintes ADN sur les trois linges, ce sera un argument décisif en faveur de l'authenticité, non seulement de la tunique d'Argenteuil, mais aussi du linceul de Turin et du suaire d'Oviedo. C'est à cette comparaison que je souhaite maintenant pouvoir procéder.
*
* *